• Ebauche d'une écosophie


    Ecosophie : manière d’appréhender les choses faite pour nous apprendre à ne jamais dissocier les dimensions psychique, collective et vitale dans nos situations quotidiennes et dans notre politique. Le mot «écosophie», c’est une sorte de pense-bête, comme une petite marque tracée sur la main pour ne pas oublier de ne jamais faire cette dissociation. L’écosophie a à voir avec un type particulier de problématisation de nos vies — reposant sur le nouage de ces trois plans — qui doit nous fournir des réponses adéquates et polémiques pour affronter le capitalisme et ses prétentions écologiques, sa reconfiguration actuelle en «capitalisme vert». Succinctement, elle pourrait être (1) ce qui nous fait travailler notre (sentiment d’) attachement au vivant, (2) ce qui constitue le vécu concret, les expériences qui nourrissent et portent une politique antagonique au capitalisme, (3) le type de savoir et de vérité depuis lesquels on tente de ne pas se faire supplanter par le gouvernement des experts (qui voudront toujours parler à notre place, depuis leur savoir et leur légitimité), et (4) ce qui profile et donne forme à l’écologie. Mais l’écosophie n’est pas une sorte de discipline académique prête à l’emploi, elle reste à faire et à penser, ensemble. Ce doit être une invention collective, entendue comme ce qui arrive à connecter des plans communément tenus pour séparés (psychique, collectif, vital) dans nos visions du monde tenaces, héritées de la culture capitaliste.

        L’«écosophie», c’est la culture des savoirs et savoirs-faire sur ce qui fait un monde : à la fois sur ce qui lui donne consistance et lui permet de s’épanouir, et sur ce qui le détruit, l’appauvrit, ou mutile les conditions de possibilité de la vie partagée (en somme : pourquoi un monde tient la route et pas un autre ?) C’est un savoir du milieu, de la composition du milieu, de la pénétration réciproque des vivants et de leurs milieux. Un savoir des « compositions/décompositions de rapports » (1) tiré de notre expérience, de l’observation. C’est l’art spinoziste de composer ses rencontres avec les autres vivants, substances, matières et techniques. Un « art des poisons et des antidotes », forgé au contact des milieux de vie (au jardin, à la ville, dans les bois). Il ne peut y avoir que des écosophies, pour autant qu’il n’y a que des milieux. Et vouloir se forger une écosophie qui pré-existerait à l’expérience d’un milieu, ça n’aurait aucun sens, aucune valeur pratique.

        Prenant acte de l’unité du vivant en même temps que de la pluralité des formes de vie (autrement dit des manières de conduire la vie), l’écosophie peut s’envisager comme la construction d’une typologie de la pluralité des styles de vie, des manières d’être et d’entrer en relation : co-opérations, synergie, symbiose, réciprocité ou parasitisme, adversité, affrontement, etc. Une sorte de typologie des styles de vie désirables ou détestables. On peut déjà formuler quelques énoncés écosophiques : «il y a des relations au monde qui tuent le monde» ; «chacun vit de la vie de l’autre» ; «plus on renforce ses liens avec les autres, plus on devient soi-même». L’expression «style de vie» veut pointer l’inséparation qui existe entre la vie biologique et la subjectivité, entre les dimensions biologique et éthique, autrement dit l’inséparation entre le fait d’être un vivant et celui d’avoir à trouver les manières de conduire la vie (cf. Muriel Combes, La vie inséparée). Car il n’y a pas de subjectivité sans biologie (sans un corps vivant) ni de vie biologique sans subjectivité : les humains ne sortent pas du règne du vivant du fait de leur subjectivité (comme le postulent les partisans de la «rupture anthropologique»), et les vivants non-humains ont une subjectivité propre, ils ont bien une manière de conduire leurs vies (ils ne sont pas de simples automates). A proprement parler il n’y a même pas d’histoire de «La Vie», mais seulement l’histoire des formes de vie. Car la vie se fait se faisant, selon le devenir, selon des directions multiples et contingentes. Il n’y a que des ethos, des manières d’être qui rendent inséparables et indémêlables ces deux facettes de la vie et du sujet. Rien qui soit avant l’existence au monde, rien qui soit caché en dessous qui serait plus vrai, plus essentiel : la vie «nue», la vie hors de l’histoire, la vie hors des relations.

        (Aparté : les vivants, et à plus forte raison, nous les vivants humains, sommes déchirés entre cette unité du vivant et la division politique des vivants entre amis et ennemis que doit impliquer une lutte contre le capitalisme pour la reprise en main de notre présent, de notre avenir. Nos ennemis sont aussi des vivants, comme nous. Qu’est-ce que cela implique ? Défendons-nous «le» vivant et pas tous les vivants ? ou bien seulement «des» vivants et pas le vivant en soi ?  Plutôt : nous défendons les conditions du vivant pour tous les vivants, mais dans la mesure où tous les vivants ne respectent pas ces conditions, nous devons nous battre. L’unité du vivant n’est pas une unité politique, qui fonderait une grande communauté universelle et indivisible, mais ce à partir de quoi on peut penser la division politique entre ami et ennemi, une communauté politique oppositionnelle).

        Le «devenir» renvoie à une autre facette de l’écosophie : si elle est une proposition qui se fait à partir de notre être de vivant, elle est aussi une proposition sur le type de savoir qui lui est adéquat. On cherche alors à percevoir les choses dans leur mouvement, dans leur processus de formation, lent, long, moléculaire, géologique, pour forger des savoirs sur les choses en train de se faire, et non pas seulement sur des états de fait (selon une vision statique, qui donnent le privilège aux individus déjà constitués, humains ou non, plutôt qu’aux relations d’individuation qui font les individus). Il faut apprendre à voir et sentir les relations (sans lesquelles les individus ne sont tout bonnement rien). Parce qu’alors, c’est voir le devenir, et donc ultimement cela ouvre la possibilité de voir les êtres comme capables d’épanouissement et d’encapacitation, c’est-à-dire capables de devenir autres par le truchement de leurs relations. L’écosophie rompt avec la conception qui fait de la politique une activté pour les humains, concernant strictement et exclusivement la société des humains : elle relance la question de l’émancipation comme émancipation des vivants. L’égalité est à repenser à partir de notre être de vivant, car c’est précisément du fait d’être des vivants que vient notre capacité à tisser des relations qui peuvent être épanouissantes. L’écosophie a à voir avec l’égalité des êtres de relation, qui est «égalité des intelligences» (Rancière) mais pas seulement, car elle implique le corps, le déploiement des manières de sentir, l’égale capacité d’épanouissement de la subjectivité en général.

        Inscrire la pensée dans le vivant plutôt que d’en faire ce qui nous en extrait (comme LA propriété spécifiquement humaine) ne nous condamne pas aux supposés «déterminismes de la nature», mais permet de se voir soi et les autres êtres comme capables d’épanouissements mutuels. Nous avons une existence fondamentalement biologique, et ce n’est pas la pensée, en tant que capacité, qui nous en fait sortir ou êtres des êtres d’exception (pour qu’il y ait pensée, il faut encore qu’il y ait eau, air, nourriture, relation de corps à corps...). La pensée, si elle suit le chemin de l’écosophie, peut au contraire constituer ce qui nous oriente pour nous rapprocher des autres êtres et de leurs devenirs (ou nous mettre sur un même plan, mais pour s’opposer, s’affronter ?). C’est un autre usage de la pensée — qui n’est pas obsédé par sa spécificité et la dignité ou supériorité qu’elle serait censée nous conférer — mais qui est ouvert à sa capacité à rendre plus vaste le champ de l’expérience, à élargir les sympathies avec les autres êtres du monde.

        Une pratique écosophique parasite et met en crise les perceptions de soi comme «réalité insulaire», identité stable, corps individuel et intègre, et elle veut mettre en crise la sensibilité inhérente à la vision du monde capitaliste, qu’on peut dire globalement humaniste — vision du monde qu’on pourrait appeler le corps affectif humaniste, au sens de Spinoza, pour qui il y a un corps physique, mais aussi un corps affectif, c’est-à-dire un corps qui se compose de l’ensemble de mes perceptions et affections. Ce corps affectif humaniste est obnubilé à la fois par l’échelle humaine et l’échelle individuelle de perception. Pour le comprendre, il faut partir du fait que nos pratiques dans la vie quotidienne construisent nos perceptions du milieu, et que nous percevons notre milieu à travers ces pratiques (cf. les thèses de l’anthropologue Tim Ingold). Les pratiques propres au monde du capitalisme — les façons d’habiter, de se nourrir, de se déplacer, etc. — informent en ce sens nos perceptions sensibles elles-mêmes. La sensibilité elle aussi a une histoire, et elle est façonnée socialement : chaque société rend attentif à différentes choses de son milieu, un indien guayaki d’Amazonie n’avait sûrement pas la même perception sensible du monde que nous, la même «culture de la sensibilité»... Le capitalisme produit un type de subjectivité inadaptée à une sortie de la destruction écologique actuelle.

        Doit-on privilégier une éco-sophie à une éco-logie ? C’est-à-dire la sophia au logos ? Pas si simple. Mais en tout cas, on cherche à se donner l’incorporation du savoir — son passage dans le corps qui le rend indissociable de pratiques — comme point de départ et comme requisit, plutôt que celui de viser l’accumulation des connaissances et des abstractions vis-à-vis de l’expérience. L’écosophie s’appuie sur un problème à caractère éthique plutôt que sur la Science ou la morale (qui revient à grand pas avec le «capitalisme vert»), car nous ne souffrons pas du manque de connaissance sur la situation catastrophique du monde, ni d’injonction morale à se comporter comme ci ou comme ça, mais de la rareté des passages à l’acte collectifs qui portent des savoirs émancipateurs et permettent de se sortir de cette situation désastreuse où nous sommes.

        (Aparté : la sagesse comme sagesse de la forme de vie dans le milieu est le savoir de l’unité des vivants : mais c’est tout autant le savoir de ce qu’il y a aussi des ennemis et des divisions au sein de l’espace relationnel des vivants (ennemis politiques, biologiques, éthiques). Alors, du fait de cette unité du vivant, ne peut-on aussi voir l’ennemi comme un "frère potentiel", c’est-à-dire un être de relation susceptible de changer et devenir autre grâce au conflit fraternel, conflit qui s’adresse à ses potentiels de dés-individuation ?).

        L’écosophie se nourrit du développement d’une culture du sensible, d’une éducation sensible au contact des milieux de vie singuliers — sinon, comment comprendre l’importance et la négligence, la beauté et la fragilité, la robustesse et la précarité de ces milieux ? Elle cherche l’élargissement de l’univers sensible, le point de vue de l’autre (par forcément celui de l’humain), l’estrangement : des ponts pour entrer dans le monde de l’autre vivant et pour voir ce à quoi il est sensible ou non, ce qu’il prend ou non dans son monde (ses points de vie, ses points de mort ou encore ses points aveugles). L'existence de cette culture du sensible est importante car elle est ce depuis quoi on peut court-circuiter la légitimité des experts à parler au nom de tous, celle des gouvernants à agir au nom de tous. Car n’importe qui peut bricoler une écosophie en fonction de là où il est (métropole ou montagne) et se constituer des armes pour s’opposer aux experts. Une écosophie est de ce fait «populaire». Elle est un mélange hybride de bouts de savoirs tirés des livres, des anciens, de l’expérience, des contes, d’internet, des sciences, des guides du potager, de la philosophie, des proximités et des distances éprouvées avec telle ou telle plante, tel ou tel animal. Elle s’appuie sur la confiance dans les savoirs produits et forgés au contact des milieux plutôt que dans celui des experts. Dans nos luttes politiques, et en particulier celles qui touchent aux milieux de vie, c’est en s’appuyant sur le contenu de nos écosophies que nous pouvons refuser la séparation entre, d’un côté le «peuple», et de l’autre ceux qui tiennent à se faire appeler les «écologues» (plutôt que les écologistes) — séparation qui recoupe la distinction dépolitisante entre simple «citoyen» et dépositaires de la vérité scientifique (bien souvent alliés des gens de pouvoir). De toute façon, quoique ces derniers fassent ou prétendent quant à cette supposée séparation, il y a un devenir commun et planètaire du vivant (dérèglement climatique, mais aussi «anthropocène», etc) qui lui, ne fait pas de distinction : les experts sont des vivants embarqués autant que nous dans les désastres du capitalisme. Et à ce titre encore, nous sommes à égalité.

        Si l’écologie est réduite à la défense de la Science et de ses procédures, et si elle n’est pas nourrie par une écosophie, alors il ne reste que l’approche désincarnée de l’«environnement» (la mathématisation objective des relations dans un écosystème, l’entière transparence de tous les échanges de matières, d’informations, etc. entre les organismes et leurs milieux) et sa gestion en fonction des critères économiques (c’est-à-dire l’environnement comme ensemble de ressources, et comme nouveau paramètre, enjeu et outil du gouvernement capitaliste). Réduire l’écologie à n’être qu’une Science, c’est abstraire la subjectivité humaine propre, celle de son monde vécu, de son milieu de vie. L’écosophie s’appuie sur la réalité ressentie du milieu, pas sur cette abstraction scientifique et morale qu’est l’environnement. La sagesse de l’écosophie est le travail d’incorporation de la conscience de son existence comme co-existence vécue dans les milieux (par de multiples «exercices écosophiques»). Bien entendu, l’écosophie se nourrit des sciences, mais elle milite aussi du côté des savoirs et des vérités qui ne peuvent pas se revendiquer du «c’est prouvé/ce n’est pas prouvé» (I. Stengers) : la vérité y est fonction d’un point de vue particulier, d’un vécu, d’un ressenti, d’un engagement et peut impliquer une prise de parti subjective et politique sur ce qui n’est pas «prouvable», où l’on porte avec soi ce que l’on a ressenti, des émotions, ce à quoi on tient, ce que l’on partage avec d’autres et qui nous engage avec eux. Il y a toujours des perceptions et des petits bouts de savoir à partir desquels on ressent notre appartenance au vivant et les monstruosités produites par le capitalisme, desquels on peut partir pour parler, agir, objecter, s’opposer. On peut partir de ces petits bouts, pour ne pas attendre des gages et des confirmations pour agir. Bien souvent même, c’est du choix de se mettre en mouvement, du passage à l’action que vont émerger des savoirs, dont on pourra tirer des enseignements, qui enrichiront et donneront chair aux idées.

        Quelques «penseurs critiques», aujourd’hui, appellent à la méfiance et font de l’écologie le nouvel avatar du capitalisme, le moteur idéologique dont il se serait récemment équipé pour faire carburer la croissance et la confiance des consommateurs. Avec l’écosophie, on aurait alors de quoi se dissocier pour de bon de cette misérable propagande écologique du «développement durable». Pourtant, je pense que ce serait une belle erreur politique de rigidifier le concept d’écosophie et de marquer à tout prix sa différence avec l’écologie : car celle-ci fait désormais partie de la langue ordinaire et produit une instabilité dangereuse au sein même du capitalisme (en créant de nouveaux modes de vie, plus sobres, moins humains trop humains, en attirant l’attention sur la finitude et la fragilité du monde, sur le temps long, en attirant l’attention sur la dimension nécessairement destructrice du capitalisme). Le capitalisme utilise ce mot sans jamais pouvoir en maîtriser totalement le sens et les usages. C’est pourquoi l’écologie doit être utilisée comme tel dans nos interventions politiques, pour appuyer sur cette instabilité et cette fragilité, et la faire basculer dans un sens polémique, notre sens. Il ne faut pas traiter l’écologie comme quelque chose de fixe ou de figer, définitivement du côté du pouvoir, mais comme un matériau susceptible d’être encore travailler, comme de l’argile qui n’aurait pas encore pris sa forme. On peut alors dire : l’écosophie donne forme à l’écologie, comme le tourneur donne forme à l’argile. L’écosophie ne se dissocie pas de l’écologie, elle l’informe, la polarise, la travaille au corps. Elle relève d’une élaboration plus souterraine, quotidienne et doit toujours être employée en politique pour polariser l’écologie dans un certain sens voulu (sens pratique, populaire, égalitaire, enraciné dans le monde vécu), pour l’extirper de l’usage dépolitisant et moralisant qu’en fait la combinaison Capitalisme-Science-Etat. Le souci écologique devrait être la conséquence d’une pratique écosophique pour ne pas succomber à la morale écologique du capital. Se soucier de la pollution, de la qualité de la nourriture, de notre santé commune, etc. doit être la conséquence d’un souci éthique et politique pour ce qui fait qu’un monde peut exister, la conséquence d’une manière de comprendre, de sentir le monde et ses relations. Et pas d’une injonction asservissante à «protéger la planète».

        Enfin, pourquoi l’écosophie n’est-elle pas seulement une manière de vivre parmi d’autres ? Parce que c’est le type de contenu dont la politique d’aujourd’hui peut se nourrir pour être à la hauteur et inscrire une fracture intelligente, polémique, dans le monde social du capital. Réduire la politique à un combat du type «la politique c’est l’égalité de chacun avec chacun» comporte un risque : on y fait l’impasse sur ce depuis quoi une politique est agit, sur ce qui motive, pousse, fait désirer. L’écosophie est le sol tangible sur lequel on s’appuie pour contester le monde humaniste et le capitalisme.

     

    Notes.

    1 L’expression est de Deleuze, parlant de la philosophie de Spinoza. Elle me semble cruciale pour bien comprendre et définir l’écologie : car l’écologie parle bien de l’ambivalence des relations vivantes, pas de l’harmonie de tous les vivants. Il y a tout autant de relations mortelles, affaiblissantes, qui rendent malades, que de relations épanouissantes, amplifiantes. C’est ce qu’on peut entendre quand Spinoza parle de rapports qui se composent ou se décomposent, qui s’accompagnent d’une augmentation ou d’une diminution de puissance pour les êtres du rapport. Exister, pour Spinoza, c’est nécessairement être en rapport, mais aussi bien aidé que diminué par le jeu de ces rapports.


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