• Le communisme, encore ?

     

        Ces derniers temps, alors que l’agitation politique et sociale monte en intensité un peu partout, quelques voix se font entendre, qui voudraient remettre l’idée de communisme sur le devant de la scène (notamment parmi les philosophes : voir Badiou, Zizek, Rancière… et aussi dans les luttes, où le débat refait surface). En la renouvelant pour une part, mais aussi en allant réveiller une histoire recouverte par vingt ou trente ans de capitalisme triomphant. Le monde a bien besoin de communisme : voilà une conviction qui semble reprendre de la vigueur. Je voudrais ici, à partir d’une expérience de vie collective, et d’une intention partagée de donner tout le souffle possible à une certaine idée du communisme, faire ma propre synthèse sur la question. Ce sera le fruit d’un travail  collectif, nourri de la pensée d’amis autant que d’auteurs. Chacun pourra y montrer ce qui manque ou qui pose problème.

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    Le communisme, encore ?



     1 - Tradition

        D’abord, il n’est pas facile de reparler de communisme après l’histoire du XXème siècle, après les diverses expériences du soi-disant « communisme réel » (en URSS et dans un grand nombre d’autres pays) et les marques douloureuses qu’elles ont laissé. Pourtant, c’est bien à une réaffirmation de cette idée que nous tenons. Ce qui pose beaucoup de questions. Bien sûr, l’histoire du communisme n’est pas un bloc. Depuis le moment où des gens ont commencé à s’assembler pour le réaliser (depuis le milieu du XIXème siècle, dans le sillage de la révolution française), le communisme a été multiple. Pourtant c’est une même idée qui mettait toutes ces vies en mouvement : l’idée que c’est la mise en commun des décisions et des moyens de l’existence qui doit être au cœur de l’organisation humaine – ce qui passait souvent par la prise en main collective des terres et des moyens de production. En d’autres termes, que ce sont les relations entre les êtres qui priment, et la capacité des êtres à transformer leurs relations pour les rendre plus justes, plus pleines, plus libératrices pour chacun. L’ordre en place imposait le chemin inverse, lui dont le fonctionnement était d’étendre toujours plus l’empire de la logique marchande et l’accumulation des richesses. Le produit de l’activité humaine se trouvait partagé entre les possédants, qui tenaient les rênes des États autant que de l’économie ; ils avaient ainsi tous les instruments pour garder sous contrôle, par la carotte ou le bâton, tous les dépossédés du capitalisme. Il fallait donc, pour ouvrir la possibilité du communisme, que les dépossédés s’assemblent, deviennent une force et renversent l’ordre en place, avec ses lois, ses structures d’exploitation, ses classes. 
     

       Voilà la volonté qui a porté pendant un siècle et demi les communistes. Ce siècle et demi passé, le mouvement ouvrier désormais vaincu, que reste-t-il ? Il faut apprendre à y voir clair, car le puissant discours des démocraties libérales ne laisse plus apparaître qu’une architecture écroulée mais toujours menaçante, portant en son sein les énormes crimes des régimes qui se sont appelés « communistes » au cours du XXème siècle (et jusqu’à aujourd’hui, comme en Chine ou en Corée du Nord). Regardez, nous disent-ils, c’étaient des utopies, et quel prix il a fallu payer pour elles !
     

        Reparler de communisme aujourd’hui exige de faire des distinctions. C’est en effet au nom du communisme que des partis-États ont massacré, déporté, enfermé des peuples sous des chapes de plomb ; mais c’est aussi en son nom que nombre de personnes ont attaché leur vie à un combat (perçu comme combat de justice, de fraternité, d’amour du monde), et se sont effectivement battues là où il y en avait grand besoin : contre le patronat, contre le fascisme, contre le colonialisme, dans les grèves et les conflits sociaux, dans les syndicats et les coopératives… Dans cette force collective qui a été capable de diviser les sociétés, de diviser le monde même, et d’obliger le capitalisme à lâcher de sérieux compromis (1), ceux qui se sont affirmés communistes avaient parfois de profondes divergences : il faut rappeler qu’en dehors des grands partis communistes nationaux, on trouvait des communistes sans-parti, des anarchistes-communistes, des partis communistes minoritaires… Il y eut des communistes pour s’opposer au léninisme, au stalinisme, il y eut une insurrection hongroise, en 1956, qui destitua le parti communiste unique et remit le pouvoir dans les mains des conseils populaires. Quant à la révolution russe de 1917, elle nous raconte comment les bolcheviks – qui sont devenus, après leur victoire, pour le monde entier, le principal représentant du communisme – sont parvenus à s’arroger la légitimité révolutionnaire, et à contrôler à leur profit les forces populaires qui étaient le cœur de la révolution, elles qui avaient essuyé les fusillades, arrêté les usines, pris les terres des seigneurs, et créé leurs propres organes démocratiques : soviets, mais surtout comités de soldats, de village, de quartier, d’usine… Des forces populaires qui, d’après l’historien Marc Ferro, envisageaient avant tout l’auto-organisation par la base, et avaient en haine les institutions qui leur rappelaient l’ancien régime : l’État, la hiérarchie militaire, le pouvoir représentatif et centralisé. Lénine et ses camarades surent aller dans le sens de cette radicalité, se laisser porter par elle à la tête de la Russie, et une fois au pouvoir, « ne plus le lâcher » (Lénine). Après le coup d’état d’Octobre, les organes de la démocratie de base furent peu à peu vidés de leurs pouvoirs et de leur sens. Nombreux furent ceux qui tentèrent de résister à cette captation par le haut : les premières années de pouvoir bolchevik ont consisté en une lutte acharnée à la fois contre le camp réactionnaire et contre les oppositions révolutionnaires (paysans makhnovistes d’Ukraine, ouvriers de Kronstadt, anarchistes, socialistes-révolutionnaires de gauche…). Lorsque, en 1918, les paysans makhnovistes se mettent d’accord avec les ouvriers d’une usine textile de Moscou pour organiser des échanges directs de produits – céréales contre tissus – et que les autorités bolcheviques interdisent l’échange, arraisonnent les trains, qui sont donc, des travailleurs ou des bolcheviks, les communistes ?
     

        Selon le philosophe Alain Badiou, 1917 marque une rupture très importante, dans un sens précis. Auparavant, avec Marx, le parti communiste était envisagé comme une partie du mouvement ouvrier. Il  devient au début du XXème siècle, dans la pensée de Lénine surtout – conséquence de l’écrasement de la Commune de Paris en 1871 –, le nom de l’organisation chargée de faire triompher réellement l’insurrection populaire ; celle-ci se trouve condamnée à faire passer l’efficacité avant tout : c’est la victoire ou la mort. Le « communisme » n’est alors plus le nom de l’idée de l’émancipation commune, mais le but d’organisations bâties pour vaincre. La victoire effective du parti bolchevik-communiste en 1917 ouvre une nouvelle époque : en même temps qu’elle suscite un immense enthousiasme de par le monde et crée de nouvelles possibilités, elle justifie la fétichisation, la sacralisation du parti. « Le Parti a toujours raison », pouvait-on affirmer à l’époque en Russie. Ainsi, après 1917, tout ce qui est en dehors du parti est considéré comme hors du mouvement historique, hors du mouvement populaire. Une fois le pouvoir conquis, le parti doit être présent partout, il fusionne avec l’État – État qui jusqu’alors représentait ce que la révolution devait dissoudre. Cette évolution n’est certainement pas sans rapport avec ce qui fut le destin de la plupart des soulèvements « communistes » du XXème siècle : l’avènement, à la place des anciens régimes, de nouvelles bureaucraties, de nouvelles élites composées d’anciens révolutionnaires, de nouvelles oppressions. Le stalinisme poussera cette logique de sacralisation-fusion jusqu’au bout, en faisant s’incarner le mouvement de l’histoire tout entier dans un homme, dans le chef du parti. Bien triste voie pour le communisme.
     

        Jacques Rancière, pour aller contre ces logiques écrasantes, propose de se rattacher à une histoire de ce qu’il appelle les moments communistes. Il les décrit comme des « moments d’évanouissement des institutions étatiques et d’affaiblissement de l’influence des partis traditionnels », moments de « déplacement des équilibres, d’instauration d’un autre cours du temps ». Ces moments d’ouverture historique, de nouvelles possibilités, « ont montré plus de capacité organisatrice que la routine bureaucratique ». Le communisme n’est plus pensable que comme la « tradition de ces moments, célèbres ou obscurs », où « des hommes et des femmes ordinaires ont montré leur capacité de se battre pour leurs droits et pour les droits de tous, de faire marcher des usines, des sociétés, des administrations, des écoles ou des armées en collectivisant le pouvoir de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui. » L’égalité, je le rappelle, Rancière ne l’entend pas comme égalité à atteindre, comme horizon, mais au contraire comme égalité de départ, égalité présupposée. Ça ne veut pas dire que nos capacités sont égales en tout – plutôt ceci : c’est en considérant a priori les autres comme nos égaux qu’on ouvrira des possibilités d’émancipation, qu’on permettra l’égalité à partir de laquelle il y aura relation, ou construction politique. Cette notion de « moments communistes » a plusieurs mérites. D’abord, elle n’impose pas d’échelle : n’importe quelle grève ou lutte, autant que la révolution russe ou la Commune de Paris, peut être l’occasion d’un moment communiste. N’importe qui peut en être à l’initiative, pas besoin de légitimation syndicale, pas besoin d’être militant communiste. Les choses se font « par le bas » au lieu de venir d’instances dirigeantes. Pas besoin non plus d’attendre un communisme d’après le grand soir, ou une « société communiste » définie d’avance. La mise en commun est à provoquer ici et maintenant, dès que s’ouvrent des possibilités. Enfin, ce qui est rejeté ici, c’est l’idée marxiste d’un communisme objectif, qui serait le produit nécessaire de l’histoire, le résultat d’un développement logique du rapport entre bourgeoisie et prolétariat. Il me paraît très important de se rattacher à cet héritage, à cette tradition de luttes, de gestes, de formes d’organisation, de pensée – contrairement aux mouvements des indignés qui ne revendiquent aucun attachement au passé.  Nous ne partons pas de rien, nous avons un sol sous nos pieds, un lien avec ceux qui ont fait l’histoire avant nous, avec une communauté qui nous dépasse. Tout n’est pas à inventer, heureusement, et cette tradition des moments communistes porte jusqu’à nous sa double puissance de joie et de tranchant.
     

        Autre chose importante : on peut dire que tous ces nouveaux régimes n’ont été qu’une manière différente de diriger des sociétés capitalistes. Un capitalisme d’État qui, avec d’autres méthodes que dans l’occident libéral, a soumis des pays aux impératifs de productivité, de croissance, de rationalité économique, à l’industrialisation, à l’exploitation massive du vivant et des milieux, à la discipline sociale. Il pourrait s’agir là d’une alternative au libéralisme, pas du tout au capitalisme. Une phrase du poète russe Andreï Gastev, partisan du bolchevisme, peut trouver ici sa place. Désireux d’affirmer que lui et son parti étaient des matérialistes anti-idéalistes, il écrivait : « Par le feu, le métal, et le gaz, et la vapeur, creusons de mines, forons les plus grands tunnels au monde, vidons les entrailles de la terre de leurs strates les plus anciennes et jamais explorées encore. » Les grands pontes de l’industrie américaine auraient certainement aimé partager avec lui cette ambition. C’est à peu près le programme qui fut mis en œuvre par l’Union soviétique.
     

        Beaucoup de communistes ont cru en un monde de progrès, où l’industrialisation offrirait l’abondance, où les machines réduiraient la part du travail humain : vivent les usines, vivent les moissonneuses-batteuses, vivent les engrais chimiques. Avec le désastre écologique, on regarde désormais l’expansion industrielle d’un autre œil. Dans le modèle de perception du communisme marxiste comme dans celui du capitalisme, « l’Homme » demeurait l’être exceptionnel à qui on avait donné une planète en cadeau pour satisfaire ses besoins – et la « nature », souvent plutôt un désagrément qu’il fallait écarter, brider, surmonter. Marx, tout en soutenant, dans le Manifeste du parti communiste, la puissante pensée que les individus ne pourraient se libérer eux-mêmes qu’en libérant tous les autres, ne voyait le commun du communisme que dans les affaires humaines.


     


    2 - Désastre

        Or, depuis quelques décennies, on semble redécouvrir que le « commun » peut être entendu d’une façon complètement autre – l’écologie n’est pas pour rien dans cette redécouverte ; c’est-à-dire que c’est au moment où la planète entière se trouve exposée à un danger global que l’idée de communauté redevient envisageable d’une manière élargie, au-delà de la seule « humanité » que plusieurs siècles d’humanisme ont isolée, immunisée, placée en position d’exception. C’est le désastre écologique lui-même qui a fait réapparaître ce que le capitalisme industriel était en train d’effacer. Il ne s’agit pas là seulement du souci des humains pour les milieux de vie et pour les diverses formes vivantes, mais aussi de la possibilité de voir que le phénomène de la vie est une histoire d’enchevêtrement, que sa réalité est relationnelle – que la vie n’est pas même possible sans les relations, hors des relations. Le philosophe de l’écologie profonde Arne Naess écrivait que « si une souris était abandonnée dans le vide absolu, elle ne serait plus longtemps une souris ». En effet, les êtres ne sont êtres que parce qu’ils évoluent dans un milieu, dans un tissu de relations qui leur permettent de vivre, qui sont la condition même de leur vie. Et c’est toute la matière, pas seulement le vivant biologique, qui est faite de cette réalité : les cailloux et les étoiles, autant que les chênes, les oiseaux ou les animaux humains, participent d’ensembles de relations qui sont la condition d’existence de tout ce qui les compose. C’est ce que les écologues appellent « écosystème » (en ne prenant en compte, toutefois, que ce qui lie les vivants et leurs milieux sur la Terre). Mais au-delà de ce vocabulaire scientifique, aujourd’hui utilisé allègrement par les experts en communication des grands groupes industriels nouveaux amis de la planète (Veolia prend soin des écosystèmes…), ces ensembles de relations forment les mondes de chaque vivant : tout ce qui peut l’affecter, et tout ce sur quoi il peut agir. Comme au sein d’une constellation, un vivant évolue en relation perpétuelle et changeante avec d’autres vivants, avec des êtres qui sont morts, des objets, du temps et de l’espace, des forces qu’il ne maîtrise pas, etc. Ces ensembles, en outre, au lieu d’être fermés sur eux-mêmes, s’accrochent, se mêlent à d’autres : voilà une grande trame, liée par une multiplicité de relations d’interdépendance, où s’inscrit l’histoire du monde (2).
     

        Cette affirmation fait exploser le vieux mythe humaniste : « l’Homme » dressé face à la nature, l’espèce humaine construisant sa vie sur une Terre qu’elle doit affronter pour réaliser ses propres puissances (l’Esprit, la Technique…). On finit par se rendre compte que les humains n’ont pas l’exclusivité de certaines caractéristiques, qui ont souvent servi à les distinguer des autres animaux : intelligence technique, vie affective, existence d’une « culture »…  Il n’est d’ailleurs pas forcément besoin d’aller chercher bien loin, de demander des explications à la science, pour voir les choses sous ce jour différent.Un éleveur, par exemple, sait que son « monde » n’est pas le même que celui de ses vaches, et que pourtant ils peuvent s’influencer, deviner les intentions de l’autre, échanger de l’affection, ressentir une dépendance partagée. Leur relation est ancrée dans un quotidien qui fait que les uns et les autres se composent mutuellement – on ne les séparera peut-être pas si facilement, comme ça, sans laisser de traces. L’éthologue Konrad Lorenz eut affaire à un choucas qui semblait l’avoir choisi pour ami. L’animal lui rapportait des charançons à manger, l’invitait à venir s’envoler avec lui. On peut ainsi montrer la fragilité des frontières censées séparer, ici, les mondes des humains et les mondes des bêtes. Ce n’est pas que les différences n’existent pas ; mais à partir de ces différences, au travers d’elles, le partage des milieux et l’enchevêtrement des dépendances instaurent des relations de fait, qui peuvent être plus ou moins profondes. Coexister, ainsi, ne veut pas dire exister à côté, mais exister avec.

        Être éleveur ou éthologue n’est bien sûr pas une obligation pour se trouver au cœur de cet enchevêtrement. Le pommier sous lequel on se met au frais est aussi celui où la mésange niche, où le chat fait ses griffes, au pied duquel se plaisent les orties. Les herbes qu’on fauche sont un milieu qui héberge des milliers (millions ? milliards ?) d’êtres différents. Les êtres, souvent à leur propre insu, se trouvent faire office de milieu de vie pour des foules d’autres êtres, comme les bactéries de notre estomac. Enfin, bien sûr, c’est la même interdépendance et la même composition mutuelle qu’on retrouve entre les humains.


        Cet enchevêtrement ne cesse pas d’exister, hors de la présence immédiate des humains. L’abeille a besoin du pollen et la fleur a besoin de l’abeille ; le cerisier profite de l’estomac de l’oiseau qui avait faim pour faire croître ailleurs un autres cerisier… Même les vivants qui s’ignorent ou ne se perçoivent pas peuvent partager une réciprocité, avoir un effet les unes sur les autres. Il devient ainsi impossible de parler d’êtres autonomes se déplaçant dans un « environnement » qui serait comme un décor : c’est bien le milieu qui permet et façonne les vies singulières, ce qui ne leur enlève pas leur part d’initiative propre, et de particularité irréductible – puisqu’il n’existe pas deux êtres absolument pareils.

     

        C’est toute cette réalité que le capitalisme attaque, abîme, exploite, mutile. Il n’y a pas seulement la catastrophe à venir, celle qui plane, qu’on invoque de plus en plus, et à laquelle le monde semble parfois suspendu. Le risque global qu’on nous sert au quotidien, et surtout en temps de sommet mondial contre le réchauffement climatique, est-il là pour nous cacher que les dégâts sont déjà là, et qu’ils s’aggravent chaque jour ? Tchernobyl et Fukushima, leurs molécules promeneuses disséminées aux quatre vents ; les mers, les rivières, les neiges, les corps, les airs, les terres polluées ; les sols épuisés par l’agriculture « moderne », les couches plus profondes éventrées à la dynamite et pillées ; les espèces animales et végétales exposées à l’extinction de masse. Écrasant ou coupant les tissus relationnels, les trames vivantes qui se sont développées et entremêlées au fil d’une histoire qui s’étend bien au-delà de la seule histoire humaine, voilà toujours plus d’aéroports, de barrages, d’autoroutes, de trains, de bureaux, de magasins de slips, d’hôtels, de zoos, de fabriques de compteurs Geiger : c’est le fameux développement. Le capitalisme ne peut pas s’arrêter.

     

        Qu’est-ce que j’entends par « ne peut pas s’arrêter » ? Sans avoir l’ambition de donner une définition englobante du capitalisme, je voudrais aborder ce terme par le versant qui nous intéresse ici. Ce qui m’apparaît, c’est que la logique du capitalisme le condamne, en quelque sorte, à ne jamais cesser de s’étendre : pour que l’argent soit source de dynamisme et d’enrichissement, il lui faut sans cesse de nouveaux espaces, de nouveaux marchés, de nouvelles ouvertures pour l’investissement, pour les échanges, etc. Les pays « en voie de développement » comme l’Inde ou la Chine sont ainsi d’immenses territoires à valoriser, à équiper, à rendre profitables, comme l’était il y a cinq siècles le « Nouveau Monde » américain. La planète entière est désormais ouverte à cette extension. De manière évidente, le pôle Nord (avec ses immenses réserves de matières premières) est devenu un des Eldorados du XXIème siècle, champ de bataille pour les États. Mais plus sournoisement encore, chaque lieu ou population, chaque savoir, chaque compétence peut devenir objet de valorisation : une pratique de puissants groupes économiques de la trempe de Monsanto est de poser des brevets sur, entre autres proies, certaines semences développées et utilisées par les paysans indiens depuis des siècles – ainsi, plus de possibilité de circulation ou d’usage gratuits et collectifs, et tout le profit garanti. Les corps, les désirs, les capacités mentales, et jusqu’aux capacités de sociabilité (de relations justement) sont désormais retraductibles en valeurs marchandes, en ressources et en produits susceptibles d’être vendus (écoutons donc un peu les formateurs en management nous parler de nos loisirs, de nos passions, de nos amitiés, de notre charme – tout peut servir à nous rendre plus productifs, plus enrichissants pour l’économie, on peut même « bien manger pour être au top » !). Pour que cela soit possible, il me semble que l’opération du capitalisme est la suivante : « capturer », dans les tissus relationnels existants, les éléments que l’on souhaite valoriser, c’est-à-dire les enclore, les couper de leur milieu, de ce à quoi elles sont attachées, de leur capacité d’auto-organisation, et les retraduire en termes marchands (3). Ainsi, à partir de la déstructuration et de la retraduction des mondes vivants, le capitalisme remodèle le monde à son image, il produit le monde au sein duquel nous évoluons. Et plus cette remodélisation s’approfondit, plus le monde peut être lu en termes purement économiques, comme ne manquent pas de le faire les technocrates des Banque mondiale, FMI et consorts, les gouvernements et les ministères, la presse dominante, et tous ceux qui acceptent de parler ce langage.
     

        Qui oppose à cette logique un attachement à ce qui vit en tant que tel, à l’odeur, aux couleurs, à la vie et à la mort des herbes, ou bien des vers de terre et des cloportes qui sont là dans la terre, à l’épanouissement propre (mais disponible au partage) de n’importe quelle plante, bête ou humain (4), pourra donc être traité de romantique irraisonnable, irresponsable même, s’il exige d’arrêter tout de suite la machine infernale. Les éleveurs qui refusent de pucer leurs animaux, les villages de pêcheurs qui refusent la destruction de la rivière par un barrage se verront répondre qu’ils vont à l’encontre du dynamisme économique, que de leur petite lorgnette ils ne voient pas les intérêts rationnels de tous : traçabilité, besoins énergétiques, créations d’emplois, etc. Ce n’est pas que ces soucis soient à délaisser purement et simplement ; mais dans la logique du capitalisme, n’est entendable que ce qui peut être compris du point de vue de l’économie. Or, nous l’avons vu, ce point de vue est justement celui qui a mené à la situation de désastre actuelle. C’est lui qui justifie, lui qui permet la capture des milieux de vie et leur valorisation, au nom du développement économique, matériel et culturel de l’humanité. Nous avons ici affaire à une logique désastreuse, qui porte le désastre en elle. Le virage vert du capitalisme contemporain, qui prend l’apparence d’une « prise de conscience » de ceux qui détiennent les clés de l’économie (mais qui a été initiée, ne l’oublions pas, par des luttes populaires), ne peut pas être capable d’inverser la tendance. On s’aperçoit qu’il ne s’agit que de prendre en compte certains éléments d’écologie, afin d’empêcher des destructions trop grandes qui nuiraient au capitalisme lui-même : ainsi du « développement durable », expression révélatrice – le développement doit pouvoir durer encore et encore, coûte que coûte. On s’aperçoit aussi que cette reconversion à grande échelle ouvre de nouveaux espaces de valorisation, de nouveaux marchés aux groupes industriels : éolien, photovoltaïque, tri des déchets… et une nouvelle légitimité.
     

        Avec le capitalisme vert, de grands moyens sont déployés pour nous faire oublier quelle logique a mis la Terre dans la situation où elle se trouve actuellement. Que la catastrophe agitée un peu partout vienne ou pas, le désastre est là, c’est une civilisation qui nous rend dépendants des pires monstres qui soient, ceux qui menacent la vie sur Terre elle-même – et qui ne peuvent continuer à exister qu’en approfondissant le désastre, un peu plus chaque jour. Cette réalité, qui touche aux conditions de possibilité mêmes de la vie (5), s’impose à tout ce qui compose l’enchevêtrement des relations que je décrivais tout à l’heure : toutes les formes de vie, tous les milieux sont attaqués et menacés par la civilisation qui est aujourd’hui celle des humains. Il y a donc communauté au moins en ce sens, au sens où cette situation de dégradation et de menace est partagée. Il me semble nécessaire de reconsidérer la signification du mot « politique », en tout cas l’ensemble dans lequelle la politique s’inscrit ; et par conséquent, de repenser ce que pourrait être pour nous une politique communiste. D’ailleurs, les mouvements de mise en commun des « populistes » russes au XIXème siècle, ou des indiens zapatistes mexicains de nos jours – entre autres – ont déjà affirmé leur attachement à une communauté élargie au-delà des seuls humains.

    Les chapitres suivants seront peut-être écrits un jour...

     

    T.

     

    1 Les congés payés, la sécurité sociale, les 40 heures… autant de lest lâché par les classes dirigeantes pour préserver l’essentiel ; éviter que l’organisation sociale tout entière ne soit mise en cause et renversée.

    2 Entendons par le monde, au singulier, le tissu des mondes pluriels. Tissu de relations, mais également de non-relations (tout n’a pas de rapport avec tout) ; le monde n’est ni un Tout fusionnel où tout se touche, ni la simple somme de ses parties. Disons que le monde est justement le champ où se développent les relations dont je parle – sachant que rien n’est envisageable hors de ce champ.

    3 Cette retraduction, qui rend toutes les choses équivalentes, est largement permise par la « science moderne », qui fournit des théories du vivant, des concepts, des outils indispensables. En école d’agronomie par exemple, les écosystèmes ne sont abordés essentiellement à travers des équations.

    4 Cela ne veut pas dire que toute relation est épanouissante. Il s’agit justement d’apprendre à distinguer les relations qui permettent un épanouissement mutuel, et les relations qui détruisent et qui tuent.

    5 L’envahissement d’une vallée par une autoroute, le remodelage « rationnel » d’un quartier, c’est la mutilation et la réduction des possibilités d’épanouissement, de relations, d’auto-subsistance, d’auto-organisation ; cela a souvent pour conséquence la disparition pure et simple de certains vivants, quand les conditions qui leur permettaient l’existence ne sont plus réunies. C’est le déchirement d’un milieu, et des êtres qui sont attachés à ce milieu. Comme le dit dans un film un indien Quechua, le souffle même en est atteint.

     

     

     


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