• Fukushima et autres monstres

         Ce qui se passe en ce moment à Fukushima, on le sent bien, n'est pas un énième accident "de routine", à faire oublier ou même à cacher aux populations. On se demande aujourd'hui surtout si les employés restés sur place et surexposés (voire promis à la mort) vont réussir à éviter l'explosion des réacteurs. Mais ce qui se passe amène à d'autres réflexions, qui sont d'ailleurs la suite logique de cette angoisse qui nous prend devant la catastrophe lointaine. On savait déjà que ces énormes réacteurs à matière radioactive, ces centres de retraitement où la retraite peut durer des milliers d'années, ces bombes qu'utilisent les armées, tous ces instruments peuvent rendre inhabitables les villes, les forêts, les endroits où nous vivons, les rayer de la carte avec les espèces animales et végétales. Ou plus sûrement contaminer l'eau qu'on boit, les champignons qu'on mange, la terre qu'on cultive, l'air, rendre dangereuses ces choses que nous connaissons, mais de manière invisible. Tout cela dans les mains de cabinets restreints de super-gestionnaires, qu'ils soient à la tête d'États, de groupes économiques ou de centres d'expertise. On savait qu'en cas de défaillance dans leurs installations "à la pointe", nous tous, les populations, nous n'aurions qu'à assister impuissants au réveil du monstre, à chercher des informations à chaque instant (en sachant bien quels intérêts sont en jeu derrière les communiqués et les discours médiatiques), à attendre des États des mesures plus ou moins dérisoires pour protéger leurs citoyens (ou les rassurer). Que notre place donc serait d'attendre et d'assister, d'enrager parfois. Ce cauchemar  facile à oublier au quotidien, Tchernobyl pouvait nous les rappeler.

         Mais voilà qu'à nouveau ils ont perdu le contrôle de leurs machins (ce qui ne peut qu'arriver, tous les 25 ans ou tous les 3 ans ou tous les 100 ans), et nous avons peur, partout et tout le temps puisqu'il n'y a pas de moyen d'être protégé. Les super-gestionnaires tremblent aussi devant ce monstre qui se réveille. Pas tant pour l'air et les espèces végétales qu'en raison de ces émotions qui pourraient exploser : que c'est insupportable, ces gens qui restent au chaud à leur place alors que le monde qu'ils ont fabriqué et imposé montre son horreur.

          On a déjà tellement entendu leurs berceuses. Et pas si loin de nous, depuis peu, d'autres voix nous viennent : des peuples en ont assez de leurs chefs et de leurs régimes et des décisions qu'on prend à leur place. La Tunisie, l'Egypte, le Yémen, le Bahreïn sont bien capables de nous inspirer. Ils montrent que les peuples ont assez d'intelligence, d'inspiration, de capacité pour faire le choix de l'imprévisible, du non-habituel, pour prendre des décisions et les mettre en pratique, au défi des politiciens, des clans économiques, des experts, des appareils policiers.

         Cette force de se mettre en route, nous pourrions l'avoir aussi. Nous avons même eu des exemples avec le mouvement sur les retraites : des solidarités nouvelles, des chômeurs ou des profs qui viennent aider les grévistes à bloquer leur raffinerie, la pénurie d'essence, des manifs jusque sur l'île d'Ouessant. La croyance que ce qui nous paraît juste est possible. Mais aujourd'hui, il ne s'agit plus des retraites : la catastrophe de Fukushima nous touche à même la vie. Sans attendre, nous voulons sortir de chez nous, parler, secouer.

         Forcer les puissants à arrêter leur délire nucléaire serait un bon début, et pourrait donner à l'inspiration populaire un espace où s'épanouir, puisqu'il faudra trouver comment vivre sans les centrales. Les gens, d'ailleurs, ont déjà bien des idées, des attaches, des manières de vivre à opposer à la civilisation nucléaire. Il est encore temps de renverser les nucléocrates.

    T.


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  • Verger

    Nous sommes allongés dans un verger. Nous n’avons pas devant nous des surfaces, des écrans, des images. Notre peau en certains endroits touche la terre, les herbes, l’air. Du froid souffle sur les peaux, par endroits semble entrer dans les chairs. Au-delà des peaux, des grains de terre, tous différents, pas deux pareils ; des brins d’herbe qui lancent leurs racines le plus loin possible, tous différents, de dessin, de constitution ; des feuilles différentes, posées les unes près des autres, déplacées par le vent.

    Si nous touchons quelque choses, sur la peau ça change, et la chose change, elle se trouve déplacée, modifiée. La feuille se tort, craque, la terre sous elle est déplacée, un insecte fait quelques pas pour s’éloigner, l’air environnant semble en frémir, répercuter le mouvement.

    Des arbres poussent au-dessus de nous, s’extraient du sol, leurs branches retombent vers la terre qui les attire à elle.

    De ces branches semblent partir des stries qui parcourent des étendues et des temps dans des directions multiples. Certaines partent vers les courants du ciel, vers les oiseaux ; d’autres descendent la colline, retrouvent les routes, les villes ; l’une se dirige vers la maison où sont les amis ; toutes vers d’autres odeurs, d’autres températures.

    Nous qui sommes dans le verger, nous voulons suivre ces montées, ces coulées. Et que nos gestes, nos discours les fassent consister là où elles manquent.

    L’affiliation entre deux arbres de la même espèce qui cherchent la lumière l’un près de l’autre, l’un selon l’autre. La chaleur, à côté, la présence d’un partage, d’une transformation réciproque.

    Partout où cette affiliation peut persévérer, où elle est désirée, la rendre encore plus possible, jusqu’à devoir s’imposer pour exister puisqu’il y a d’autres forces, réticentes.

    Comme un caillou qu’on peut mettre dans sa poche et qui nous accompagne : nous voulons agir sur ce qui nous élargit, le transformer en retour, et l’emporter partout avec nous, pour qui en voudra, là où le monde est tiède et là où le monde est glacial.

     

     

     


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  • Nul ne sait ce que peut l'écologie 

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    L'écologie : consolidation ou fragilisation du capitalisme ?

         Dans la visée d’une analyse de la pertinence politique de l’écologie, on pourrait distinguer deux attitudes critiques, divergentes dans la méthode. L’une consisterait à partir de ce fait : la récupération massive de l’écologie par le capitalisme en disqualifierait nécessairement la pertinence politique : si elle se fait récupérer à ce point, c’est que l’écologie elle-même contient ce qui la rend adéquate à l’économie capitaliste. Or, on ne peut prétendre éclairer ce qu’est réellement l’écologie en la collant d’emblée au type d’utilisation qu’en font le capitalisme et les partis qui s’en réclament. C’est là un vice de méthode rédhibitoire qui prend pour acquis ce qui justement doit être mis en question : est-ce bien d’écologie dont le capitalisme nous parle ? Ce genre d’analyses, fréquentes aujourd’hui, font de l’ “écologisme” le nouvel ennemi des partisans d’un changement politique radical.

        À cette méthode, qui n’analyse pas les potentialités politiques et conflictuelles de l’écologie, s’oppose une autre méthode, une autre disposition subjective, celle que j’ai essayé d’adopter dans ce texte, que l’on qualifiera de “pragmatiste” (1) : attitude  où il s’agit, non pas de dire “ce qui est”, mais de saisir dans l’expérience les choses” se faisant”, les lignes de tensions, les possibilités et potentialités - c'est-à-dire aussi l'inattendu - que recèlent une situation. Le présent texte ne consiste donc pas à témoigner fatalement de ”ce qui est” (ou serait : la récupération définitive de l’écologie par le capitalisme vert), mais plutôt à saisir et faire sentir les tendances et les virtualités contenues dans la référence de plus en plus large à l’écologie. Juqu’où l’attachement des gens à l’écologie peut-il nous mener politiquement?

     

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    D’une rivalité

    Accepter de laisser l’écologie au capitalisme avant même d’avoir pris part au combat, en prétextant qu’elle n’est rien moins que “le nouveau nom de la domination”, “la nouvelle morale du Capital” [2], c’est acquiescer par deux fois à la position d’impuissance dans laquelle le capitalisme voudrait nous mettre : - c’est la reconnaissance implicite de son hégémonie à pouvoir définir le sens des mots et les pratiques auxquelles renvoient ces mots  ; - et donc par là-même, cela revient à  se déposséder nous-mêmes du conflit politique et du “débat” contemporain ouvert sur le sens et les finalités mêmes de l’écologie (qui n’a jamais été une science unifiée, ni une politique en un sens bien arrêté : il y a donc bien matière à “débat”).

    Plus généralement, et ceci dépasse le cadre direct de l’écologie, il y a toujours une guerre sémantique à mener, contre les vampirisations du marketing et autres récupérations politiciennes, pour révéler les tensions contradictoires qui travaillent de l’intérieur le sens des mots, pour s’en réapproprier l’usage. N’en est-il pas de même pour la “démocratie”, l’ “éthique”, l’ “autonomie”, le “communisme”? Quel mot, quelle lutte n’ont pas été aspirés dans cette grande machine à tordre le sens et les contenus qu’est le capitalisme ? A nous de changer la donne, de croire en nos capacités à reconfigurer les termes du “débat” sur l’écologie, d’imposer par les luttes des nouvelles significations, des nouvelles problématiques ; qui sont aussi à bien des égards luttes contre la dépossession massive du sens des mots qui nous importent, et de l’histoire qui leur est attachée. L’écologie politique, et c’est là ce qui en fait toute la difficulté et sa richesse, est une constellation de positions et de mouvements (écologie “profonde”, écologie sociale, écologie féministe, “éthique environnementale”, etc.) parcourue de tensions internes plus ou moins contradictoires [3], mais malgré tout majoritairement critique du capitalisme et du monde industriel qu’il a crée [4], et en aucun cas unifiable ou subsumable immédiatemment sous un seul sens – et encore moins sous celui de l’ennemi, le sens hégémonique que tente de lui donner le capitalisme. Ne nous trompons pas : l’opération qui consiste à dire qu’il n’y a qu’une seule écologie, c’est bien l’opération du capitalisme.

    Le conflit autour du sens de l’écologie semble être l’un des enjeux cruciaux et déterminants de la donne politique contemporaine, tant pour les luttes d’ “émancipation” que pour le parti de l’ordre. Voilà peut-être ce qui le rend pertinent, il intéresse les deux partis : il s’inscrit immédiatement comme l’objet d’une rivalité, d’un conflit sur une scène commune, où des mots similaires aux contenus de vérité opposés s’affrontent dans un même espace conflictuel. Ne pas s’inscrire en extériorité vis-à-vis de ce problème est politiquement crucial, extériorité dont procèdent ceux qui font de l’écologie le nouvel ennemi, et qui veulent se situer dans un en-dehors théorique et pratique à celle-ci. Il s’agit d’habiter et d’éxacerber une tension à l’œuvre, qui irrigue à présent les sociétés capitalistes de manière diffuse : l’enjeu d’une analyse et d’une intervention politique étant bien de savoir ce qui donne prise sur une réalité sociale concrète et ce qui peut prendre racine dans cette réalité, pour la transfigurer. Voilà un point de départ : il y a un attachement certain à l’écologie pour un nombre croissant de personnes : comment et en quoi cet attachement est-il pertinent dans une perspective de bouleversement politique radical ?

     

    La dangereuse nécessité d’un virage radical pour le capitalisme

    On peut d’emblée faire une simple remarque : le capitalisme n’est pas encore écologique au sens où lui-même entend ce mot, et de surcroît, pas non plus au sens où nous-mêmes l’entendons. Ce qui constitue pour nous un double avantage, dans notre optique de réappropriation de l’écologie. Si le capitalisme n’est pas encore “écologique”, dans le sens même qu’il donne à ce mot, c’est qu’il est encore loin d’avoir conquis un nouveau mode de gouvernement stable et pérenne, encore loin d’être au stade du très prisé “développement durable” - idéalement équipé d’un gouvernement global efficace, comme la majorité des décideurs organisés mondialement semblent le souhaiter. Le capitalisme doit produire un effort historique pour survivre à son propre échec, effort qui est bien heureusement pour nous loin d’être accompli. Malheureusement pour lui, on voit toujours les “catastrophes écologiques” se succéder aux crises économiques, et on a du mal à ne pas voir les grands ratés des grands “sommets de la Terre”, de Copenhague à Cancun. Rien n’est joué, terminé, donc, même si la tâche est déjà bien avancée, au moins idéologiquement (publicités, démagogie politique, etc.). Rien n’est joué car le capitalisme est en train de muter, en train de ré-organsier son appareil de production, de se ré-organiser économiquement et politiquement à l’échelle mondiale : il doit négocier un virage radical qui lui est clairement difficile à effectuer sans se fragiliser (il ne s’écroulera pourtant pas de lui-même, à n’en pas douter : seule une force politique antagoniste pourra le faire s’écrouler). “Capitalisme vert” ou “développement durable” ne nomment pas l’aboutissement d’un processus de transformation de l’économie mondiale, mais bien le début fragile d’une tentative de modification des grands paradigmes qui ont sous-tendu l’existence du capitalisme jusqu’à aujourd’hui, tentative dont le succès n’a rien de nécessaire, comme on essaiera ici de le montrer.

    Car ce virage radical est un moment de fragilité pour son existence : il ouvre un moment de labilité dangereuse quant à la confiance que peuvent accorder les sujets en cette économie et en  sa capacité réelle à nous sortir de l’impasse. Il y a une labilité, une instabilité, car il s’agit pour le capitalisme d’induire des changements radicaux dans les conduites de vie, donc au-delà même de la sphère du travail rémunéré, tout en limitant au maximum la radicalité de ces changements à la seule sphère économique (consommation-production). Ces changements dans les conduites de vie sont une condition nécessaire à sa transformation, et donc à sa survie, tout en étant en même temps l’occasion pour nombre de gens d’expérimenter et de trouver d’autres modes de vie, de relations à la subsistance, aux énergies, au vivant, etc. Et c’est cette disponibilité au changement de vie, certes fondamentalement ambivalente, car potentiellement moteur subjectif d’une transformation radicale de l’économie et d’un approfondissment de son emprise, qui pourrait bien constituer une menace réelle : mais si et seulement si elle est exacerbée par et articulée avec des luttes politiques qui désignent consciemment le capitalisme comme leur ennemi – c’est-a-dire comme ce qui bride et contrôle ces dispositions au changement (c’est-à-dire aussi ce qui veut rendre profitables et rentables ces dispositions). Il nous faut donc trouver les points de jonction ou de liaison entre ces dispositions au changement et des dispositions plus révolutionnaires, convaincues de la nécessité d’une lutte politique.

     

    Agencer dispositions au changement et conflit politique

    “Tout doit changer pour que tout reste identique”, voilà le mot d’ordre difficile et risqué de la politique du capital. Il est en ce sens délicat et dangereux pour le capitalisme de manipuler l’écologie : car ce mot cristallise populairement l’idée d’une remise en question (plus ou moins radicale) de nos relations avec la “nature” et du fonctionnement du capitalisme, qui amène chacun à des questionnements sur nos modes de vie, leur fragilité et leur destructivité actuelle. Jusqu’où cette remise en question peut-elle aller ? Nul ne peut le dire pour l’instant. En tout cas, il est peut-être assez aisé pour n’importe qui de voir à quel point l’écologie est un des nouveaux arguments marketings et économiques pour relancer la croissance et la confiance en la toute-puissance de l’économie et de nos dirigeants. Autour de nous, cela à tendance à se vérifier, on a plutôt l’impression qu’il y a un réel doute partagé sur la crédibilité du “capitalisme vert” (qui deviendrait “écologique” en un claquement de doigts), et qu’il s’agit là plutôt d’une farce que d’une réelle résolution des problèmes. Et de fait, donc, le terrain politique semble grand ouvert pour la polémique sur le sens du mot “écologie”. En ce sens, il vaut peut-être mieux présupposer un réel et sincère souci pour l’écologie, et essayer de mettre à l’épreuve ces dispositions au changement - qui peuvent trouver à se lier à une critique ambiante et relativement diffuse du capitalisme - plutôt que de mépriser et déserter le champ des problèmes ouverts par celle-ci. Cette labilité du capitalisme et de ses sujets liée à la problématique de l’écologie pourrait être l’une des ressources subjectives d’une politique révolutionnaire, qui n’en aurait pas fini avec l’idée d’en finir avec le capitalisme. Ce qui est nécessaire à la survie du capitalisme semble ainsi être source potentielle de fragilisation.

    On peut éclairer sous un autre angle ce qui fait problème aujourd’hui pour le capitalisme, en faisant quelques hypothèses. Le double bind majeur dans lequel il s’est enfermé est en effet de taille : il doit nécessairement encourager à faire d’un côté ce qu’il interdit de l’autre ; c’est-à-dire exiger de ses sujets une consommation et une production limitées, “écologiques” et “responsables” (ce que cristallise exemplairement les nouvelles figures de l’ “éco-citoyen”, du “consom’acteur”, ou encore les futures taxes carbones, etc.), tout en exigeant, avec la même force de conviction, une consommation et une production illimitées, quasi maladives parce qu’insatiables - c’est le propre du capitalisme d’être sans limites dans le temps et dans l’espace. Les publicités pour le “commerce équitable” en sont peut-être la plus belle avant-garde. La transformation du capitalisme en “capitalisme vert” ne pourra dès lors se faire que par un accroissement de la bipolarité des sujets de l’économie. Bipolarité qui à coup sûr ne peut qu’ajouter à l’instabilité croissante du capitalisme.

    Il faut mettre à mal, faire travailler ces contradictions, qui sont autant de faiblesses – et donc autant de leviers possibles pour renverser la balance dans notre sens : le sens de la politique-, et arriver à faire percevoir qu’en lieu et place d’un problème de changements de consommation, de responsabilisation, d’intérêt général et d’économie, il y a évidemment un problème politique, qui est paradoxalement celui de la confiscation de la politique elle-même par l’économie, les gouvernants et les experts. Il faut donner à voir, dans nos luttes et dans nos analyses, l’impossible réconciliation entre la dépossession économique et la réappropriation politique ; l’écart irréductible entre d’un côté, la confiscation du problème écologique par l’économie et les gouvernants, qui en font un problème essentiellement technique, moral et individuel, et de l’autre côté, l’investissement collectif de ce même problème, de son sens, où l’enjeu crucial est de trouver les moyens de le faire exister de manière horizontale, égalitaire. Voilà ce en quoi nous pouvons essayer de croire : en lieu et place des injonctions morales et économiques incapacitantes, il peut y avoir une remise en question commune de nos relations à la “nature” et de l’inéluctable “nécessité” du capitalisme, par le biais de processus d’auto-organisation populaires (où les dispositions au changement trouvent à s’épanouir dans une problématique politique), processus qui, comme le suppose l’écologie, doivent être en liens avec une prise en compte directe des localités et des milieux de vie en tant que tels (via des coopératives agricoles, fermes collectives, pratique d’agricultures vivrières, assemblées générales égalitaires, lieux “alternatifs”, etc.). Processus d’auto-organisation qui doivent servir comme autant de pratiques de mise en confiance vis-à-vis des capacités réelles à choisir, à faire et à décider par et pour nous-mêmes, nos relations aux vivants et à la Terre. Moments d’auto-organisation ou encore “moments communistes”, comme le dit Rancière, qui peuvent démontrer “une capacité organisatrice plus grande que la routine bureaucratique” [5]. C’est seulement par cette voie que nous pourrons cheminer vers l’émancipation, vers une augmentation de puissance éthico-politique, à la fois individuelle et collective (c’est-à-dire, en somme : devenir capable, là où il n’y avait que présuppositions d’incapacités).

     

    Un autre point de départ : comprendre et sentir la facture relationnelle du monde

    La question écologique ne doit pas être mécaniquement associée à la priorité donnée à la lutte contre la pollution, le gaspillage, le réchauffement climatique, à l’imaginaire de la catastrophe à venir. C’est l’angle d’attaque propre au capitalisme. Positivement, elle est avant tout le questionnement sur la qualité et le maillage des relations entre mondes humains et non-humains, elle est l’affirmation que ces relations sont constitutives et nécessaires à nos existences. Et si quelque part elle a bien à voir avec la prise en compte de quelques-uns des problèmes cités plus haut – encore faut-il savoir de quelle manière ils sont posés – la préoccupation pour la pollution, le gaspillage, etc. ne doit pas être son point de départ, ainsi nécessairement lié à des injonctions moralisantes et des perceptions inadéquates de ces problèmes, homogènes à la sphère économique, mais être la conséquence d’un souci éthique et politique pour ce qui fait qu’un monde peut exister, la conséquence d’une manière de comprendre, de sentir le monde et ses relations. La prise en main de ces problèmes doit être la conséquence d’une conscience d’habiter et de partager des milieux de vie avec d’autres formes vivantes, humaines et non-humaines ; conscience travaillant à ressentir la manière dont la richesse et la qualité des relations que nous tissons avec eux est déterminante et nous constitue intrinsèquement. C’est seulement par ce biais là que “se battre contre la pollution”, etc. peut avoir un sens, c’est-à-dire dès lors que ce type de problèmes s’inscrit plus sûrement dans une compréhension intime des milieux de vie et de leur constitution. Car “il suffit de ne pas comprendre pour moraliser” (Deleuze), pour perdre de vue le sens réel de ce qui se joue. Finalement, nous savons bien que toutes ces questions de pollution, de gaspillage, etc. sont des questions que nous ne pouvons pas ne pas nous poser : ce sont des questions devenues vitales dont nous sommes dépossédés par le capitalisme et son administration. S’il faut bien sûr refuser activement la manière dont elles sont abordées, il est bien clair que les milieux mutilés qui nous sont et nous seront laissés en héritage ne cesseront pas d’exister une fois le capitalisme laissé derrière nous (si nous y arrivons !). Ce ne sont pas de faux problèmes, plutôt des problèmes terriblement mal posés.

     

    Oubli et redécouverte de l’enchevêtrement humains/non-humains

    La question écologique, liée à une conscience d’habiter un monde peuplé d’autres choses que des seuls humains, est d’ailleurs peut-être une question bien plus ancienne que la modernité, traversant tous les âges, avant même la question du cosmos grecque, et ne trouvant ironiquement à se nommer “écologie” qu’au moment même ou c’est l’habitat des vivants - et donc les vivants eux-mêmes – qui en viennent à être menacés et à s’effondrer à cause du capitalisme. Si nous avons en ce sens précieusement besoin de ce mot - et de son héritage - plus que d’un autre aujourd’hui, c’est précisément parce qu’il cristallise à la fois la conscience d’un oubli et d’une redécouverte : oubli chronique de l’enchevêtrement vitale des mondes humains et non-humains, induit par l’organisation capitaliste du monde, et redécouverte du caractère décisif de cet enchevêtrement, subséquente à la dévastation de ceux-ci par le capitalisme. Sa puissance politique se trouve donc dans sa capacité à nommer à la fois les raisons du désastre (l’oubli) et sa volonté de composer d’autres relations (redécouverte). L’écologie, comme seul mouvement politique prennant explicitement en souci à la fois les conditions de vie des vivants et de leurs milieux - qui évoque immédiatement cette double dimension d’oubli et de redécouverte - est contemporaine de la dévastation des milieux : c’est bien là sa triste et paradoxale particularité, reflet de la précarité de nos existences sur une Terre au saccage déjà bien avancé.

     

    “Écosophie” et styles de vie

    En vérité, la question écologique porte en elle l’idée (qui va contre la nécessité proclamée des modes de vie capitalistes) qu’il est possible et même vital de choisir le type de relations que l’on veut entretenir avec la Terre et les éléments enchevêtrés qui la peuplent. Mais l’idée cruciale est surtout que ces relations se font dans certaines conditions, qui sont les conditions relatives à un milieu de vie singulier, conditions propres à l’épanouissement mutuel des vivants (épanouissement qui de fait n’exclut pas a priori le conflit). On pourrait envisager sous cet angle l’écologie comme la saisie d’une dialectique incessante entre l’expression des puissances de vies et celle de leurs limites (écologiques) – les unes n’ayant de sens que de leur prise en compte des autres ; agencements des puissances et des limites que nous aurions à explorer et comprendre par nous-mêmes, dans la trame de nos relations quotidiennes. Quels styles de vie, peut-être à l’image du type de croissance des végétaux, augmentent nos puissances indéfiniment (de manière non-prédéterminée) sans appauvrir le milieu ? Nous avons à constituer et se transmettre les uns les autres un mélange de savoirs et de savoirs-faire sur ce qui fait un monde, lui donne consistance et l’enrichit, et sur ce qui le détruit, l’appauvrit, et mutile les conditions de possibilité de la vie partagée : une écosophie [6], un “art des antidotes et des poisons”, inspirée des conditions de vie dans un milieu donné, singulier [7]. La problématique écologique porte en elle la question de la pluralité des styles de vie comme la question déterminante. L’écosophie, elle, pourrait être la typologie de ces styles de vie, des différentes manières d’être et d’entrer en relation. “Il y a des relations au monde qui tuent le monde” : voilà peut-être déjà le socle de tout précepte écosophique.

    Pour toutes ces raisons, il se pourrait bien que l’on puisse faire de l’écologie autre chose qu’une “grande mobilisation éco-citoyenne de l’humanité pour sauver la planète”, fiction fragile d’un intérêt général qui passerait avant les divisions et clivages politiques, éthiques, économiques, par-delà les différences de classes et de richesses, et donc par-delà aussi les différences de styles de vie. Il nous faut dès maintenant vivre et penser ces manières d’être que l’on dira pour l’instant “écosophiques”, et qui sont comme l’antagoniste, l’ennemi du style de vie capitaliste – qui pour sa part se résume à une atroce et destructrice ignorance des mondes animaux, végétaux et humains, et de leur co-existence relationnelle.

    ***

    Mais l’antagonisme politique et historique du capitalisme, n’est-ce pas aussi bien le communisme et les styles de vie qui lui sont propres? C’est cette hybridation entre écologie et communisme qu’il nous faut rechercher et qui reste encore à penser.  À suivre...

    Antoine.

    Version imprimable PDF - Nul ne sait ce que peut l'écologie

    Article également paru dans le Sabot numéro 6 (outil de liaison et d'enquête politiques sur Rennes).

     


    [1] Au sens du courant de philosophie du 20ème siècle nommé “pragmatisme”, prenant la forme d’un empirisme radical, d’une pensée du monde en train de se faire, et dont les auteurs emblématiques sont William James et John Dewey, prolongé aujourd’hui par des personnes comme I. Stengers (à ne pas confondre avec l’autre “pragmatisme”, libéral-gestionnaire, la “philosophie” des hommes d’affaires). À ce sujet, on peut lire l’article “Un pragmatisme des puissances” de D. Debaise, consultable en ligne sur : http://multitudes.samizdat.net/Un-pragmatisme-des-puissances.

    [2] Comme le font aujourd’hui certaines positions “critiques” : qu’on pense au courant dit “anti-industriel” et à l’Encyclopédie des nuisances, ou encore au Comité Invisible  dans L’ insurrection qui vient (éd. La fabrique) .

    [3] Outre une critique salutaire et aguerrie de l’usage qu’en fait le capitalisme, un des enjeux lié à la volonté de s’approprier ce territoire de la lutte politique qu’est l’écologie serait donc bien sûr un travail de critique réflexif et interne à ce courant, sur ses histoires, ses controverses, ses outils et ses buts ; critique qui tenterait aussi de mettre au jour les faiblesses ouvrant à une assimilation par l’économie mondialisée (par exemple : confiance excessive en la puissance de la Science, tendances à moraliser les comportements, “catastrophisme”, nécessités transcendantes urgentes et impératives, recherche d’une “harmonie avec la Nature”, etc.). Mais ce n’est pas ici mon but premier. 

    [4] L’écologie en tant que science naît d’ailleurs dans le contexte de l’industrialisation de la Terre et du monde : sa généalogie est en partie indissociable d’une critique du monde façonné en même temps par le capitalisme dans sa phase industrielle. À ce sujet, je suggère la lecture de l’Histoire de l’écologie par J-P Deléage (éd. La découverte).

    [5] Commnistes sans communisme?, de Jacques Rancière, texte publié dans le recueil L’idée du communisme (éd. Lignes)

    [6] J’emprunte ici le mot “écosophie” à Arne Naess, philosophe norvégien et père de la deep ecology, mot théorisé dans les années 70 dans son livre Écologie, communauté et style de vie (éd. MF), terme qui sera repris plus tard avec une autre extension par Félix Guattari, ou encore Isabelle Stengers, pour ne citer qu’eux. “Écosophie” est forgé sur le même modèle que “écologie”, à partir des mots grecs oikos (maison-habitat) et sophia (sagesse-savoir).

    [7] Un “milieu” n’est pas nécessairement ce que l’on nomme couramment la “nature” : il y a autant de milieux de vie que d’espaces habités et habitables sur cette Terre.

     


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